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Solennité du «Corpus Domini»
Jeudi 1 juin 1972
Messieurs,
Vous qui êtes ici en tant que Frères et Fils, Nous vous saluons
respectueusement et vous remercions de votre visite. Nous
l'apprécions en raison de la haute qualification de vos personnes, et
aussi parce qu'elle prend place dans votre Congrès scientifique
mondial; de plus, elle a lieu en un jour que nous consacrons à la
célébration d'une fête solennelle, celle du mystère eucharistique
du «Corpus Domini».
Une telle circonstance religieuse offre à cette audience le cadre
unique de la Chapelle Sixtine, la nef sacrée et célèbre de la
demeure pontificale au Vatican. Peut-être ne serez-vous pas
insensibles, vous-mêmes, à l'atmosphère unique de ce lieu,
illustré par les manifestations artistiques de premier plan que la
peinture comme la musique ont apportées ici à la religion et à la
culture, par les événements historiques, tels que les élections des
Papes, qui s'y sont déroulés, et aussi par le ministère
sacerdotal que, dans des occasions particulières, le Pape y exerce.
Si Nous mentionnons le caractère hautement spirituel de
l'atmosphère de l'audience que Nous sommes heureux de vous accorder
en dehors du protocole habituel, c'est pour manifester notre intention
d'honorer votre Congrès et votre profession de chirurgiens modernes
qui, plus que toute autre, requiert sagesse, délicatesse,
hardiesse: vous êtes entièrement consacrés à une activité à la
fois scientifique et pratique pour le bien de l'humanité souffrante.
Certes, Nous ne sommes pas qualifié pour entrer dans vos discussions
érudites et spécialisées.
Nous ne craignons pas cependant de vous adresser quelques simples
mots, dans notre langage qui est religieux, et en raison de notre
fonction dans l'Eglise.
Voici la première parole qui nous vient aux lèvres: Nous vous
saluons en vertu de notre mission universelle, comme des frères,
comme des fils, comme des hommes de notre monde, pèlerins dans le
temps artisans du labeur humain, disciples de cette grande école
qu'est l'univers, appliqués à scruter les réalités supérieures
de notre existence en quête d'une vérité qui illumine la vie,
solidaires de tout être humain éprouvé par la souffrance et toujours
assoiffé de bien-être et de bonheur.
Cela rejoint notre mission évangélique, qui est de découvrir et
d'éveiller dans tous les hommes une identité de nature,
d'aspirations, de destin, et qui offre à celui qui Nous écoute une
espérance nouvelle. Nous croyons, Messieurs, ne pas vous faire de
tort en vous accueillant comme des frères et des fils: n'est-ce pas
rendre hommage à votre vocation, elle aussi universelle, à votre
fonction, elle aussi concrète et humaine, d'hommes qui guérissent,
secourent et aident leurs semblables, quelle que soit leur patrie,
leur race, leur idéologie?
Tout comme Nous, vous n'avez, par principe, aucun ennemi; au
contraire, tout homme n'est-il pas, à vos yeux, digne de votre
entière attention? Ne pouvons-nous pas alors honorer ensemble votre
estime pour la dignité humaine, et célébrer ensemble notre amitié
foncière?
Mais vous êtes aussi des hommes de science, des hommes d'une culture
qui se tient dans les limites de l'expérience et de la raison, des
hommes aux vastes horizons; et vous croyez en la fécondité d'une
recherche permanente, qui trouve dans le doute et la critique son
aliment normal.
N'y aurait-il pas là un caractère qui vous distinguerait de nous
autres, hommes de la foi et de la certitude, et qui vous tournerait
vers l'avenir et le progrès, tout en nous reléguant dans le passé
et l'immobilisme dogmatique? La distinction, certes, existe; mais
elle n'engendre pas pour autant cette opposition qu'une mentalité
superficielle et préconçue établit souvent entre la science et la
foi. C'est un lieu commun de la controverse culturelle de notre
temps; mais il ne résiste pas à un examen calme et objectif;
beaucoup d'entre vous, sans doute, le savent déjà, et ce n'est ni
le moment ni le lieu d'en exposer les raisons.
Qu'il nous suffise donc, en recevant votre visite, de rendre hommage
à votre qualité de scientifiques. Soyez assurés, une fois encore,
de notre respect pour la pensée humaine; peut-être sommes-nous
aujourd'hui, nous les croyants, les seuls à défendre sa capacité
d'atteindre la vérité au-delà des frontières des sciences
expérimentales ou mathématiques, et à attribuer à ce genre de
connaissance une valeur très haute, conduisant vers la sphère de la
métaphysique où ces sciences trouvent leur source et d'où elles
tirent, même inconsciemment, leur force rationnelle.
De toutes manières, sachez que nous aussi - et, nous voudrions le
dire, nous les premiers - nous sommes les admirateurs de vos progrès
scientifiques et thérapeutiques. Votre science et votre art ont une
histoire qui connaît aujourd'hui un progrès accéléré: nous
applaudissons à vos nouveautés merveilleuses, nous encourageons vos
efforts, d'autant plus dignes de louanges qu'ils sont plus conscients
et soucieux du respect dû à cette frontière inviolable: la nature de
l'homme.
L'estime que nous avons pour vous comme savants se justifie aussi à
un nouveau titre, que nous estimons hautement, celui de thérapeutes.
C'est un titre qui vous est spécifique et que vous partagez avec les
médecins. Soigner les souffrances humaines, les souffrances
physiques spécialement, qui ne se séparent point de celles de
l'esprit, telle est votre mission: y en a-t-il qui demande plus de
sagacité, qui suscite plus d'espoir, qui soit plus sacrée que
celle-là?
Elle suppose une estime, un amour pour cette merveille de la création
qu'est le corps humain. Celui-ci, il est vrai, trouve sa place
dans l'ensemble de la vie biologique. Cependant, s'il stimule notre
admiration et notre curiosité il nôtre rien à la dimension verticale
du phénomène de la vie dans l'homme que nous sommes, dans
l'homo-sapiens, qui se distingue de tous les niveaux de la vie
animale et s'élève au-dessus d'eux non seulement par une
différence de degré mais par l'originalité de sa nature.
En ce qui nous concerne ici, quelle coïncidence entre votre intérêt
passionné pour le corps et notre conception de la vie corporelle de
l'homme!
Bien plus, permettez-Nous, à Nous qui sommes disciple de la
Parole de Dieu et aussi gardien et maître de sa vérité, de
revendiquer l'honneur d'être le premier à vénérer et aimer tous
les hommes que vous soignez avec un dévouement admirable et qui sont
revêtus à nos yeux d'une merveilleuse beauté. Ils sont le miroir
et le reflet de la sagesse de Dieu.
Dans une dignité mystérieuse, ils sont le temple de l'Esprit.
Une paradoxale transparence, une fascination d'autant plus grande
qu'elle est marquée par la douleur et la déchéance physique, en
font le signe, le «sacrement» de Dieu. Aussi y a-t-il là une
nouvelle convergence: l'attention au corps souffrant de l'homme.
Ne sommes-nous pas des alliés? des collaborateurs? Nous, tournés
vers les réalités spirituelles, vous, vers les réalités
corporelles? Votre art nous est utile, comme expression de la
charité, c'est-à-dire comme une sublimation de l'action; et à
cette occasion encore, Nous voulons l'exalter et vous en remercier.
Mais en retour, notre conception sacrée et sublime de la vie
corporelle de l'homme ne vous est-elle pas utile aussi, pour vous
donner lumière et courage, grandeur d'âme et délicatesse de
sentiments?
Enfin, n'est-ce pas notre devoir d'honorer et d'affiner en vous,
médecins et chirurgiens, la sensibilité morale dont votre profession
ne peut jamais se dispenser? Cet aspect de nos rapports, entre hommes
d'Eglise et hommes de la médecine ou de la chirurgie, prend
aujourd'hui un nouveau relief et suscite souvent des questions
angoissantes. La moralité, dans le domaine thérapeutique de la
médecine ou de la chirurgie, se développe selon une casuistique aux
prolongements toujours plus étendus et souvent d'une profonde
gravité.
Il nous est arrivé à Nous aussi, une fois, en audience, d'être
interrogé par un célèbre chirurgien: les greffes d'organes
sont-elles licites? Et à quelles conditions? Fréquemment aussi il
nous arrive d'être consulté sur les fameux problèmes qui reviennent
si souvent: la «paternité responsable», dont a parlé le Concile,
les moyens anticonceptionnels, l'avortement, les maladies sociales,
la torture, la drogue, l'euthanasie, etc.
Pour notre part, Nous ne sommes certainement pas en mesure de
discuter ces problèmes à leur niveau spécifiquement scientifique;
mais Nous le sommes, en vertu de notre mission de gardien et
d'interprète de la loi divine, pour ce qui regarde, tout au long du
cours de la vie de son début à son déclin, la défense de cette
vie, de toute vie humaine, aussi bien dans son développement corporel
que dans son développement moral et spirituel.
Ne pourrions Nous pas, aujourd'hui vous prier, vous, médecins et
chirurgiens, d'être nos avocats dans le tumulte des opinions en
vogue, devant la difficulté de traduire, en pédagogie pratique, la
juste norme éthique et chrétienne, devant l'urgence de faire front
à l'envahissement d'un hédonisme indifférent et permissif, qui,
en violant la loi morale, menace la dignité et l'intégrité de la
vie humaine?
Tel est notre espoir. Nous avons célébré, voici peu de temps, la
résurrection du Christ, prélude et gage de notre propre
résurrection finale.
Aussi est-ce avec une sympathie d'autant plus grande que Nous
rendons hommage à votre science et à votre art, qui savent accomplir
des prodiges pour la santé de la vie corporelle de l'homme, car
celui-ci n'est pas voué à une dissolution totale et définitive,
mais il est prédestiné, corps et âme, dès que sera consommé le
drame de notre passage dans le temps, à une nouvelle naissance dans la
plénitude éternelle. C'est le coeur animé d'une telle foi que,
vous tous ici présents, Nous vous remercions et vous bénissons.
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