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NOËL 24 décembre 1967
Excellences, chers Fils, Frères et amis,
Nous voici à nouveau réunis, dans l’intimité si suggestive de
cette liturgie nocturne, pour fêter ensemble le plus grand événement
de l’histoire du monde, aux yeux des chrétiens: celui que
l’Evangéliste a résumé en une formule qui a traversé les siècles
et nourri la méditation d’innombrables générations: «Verbum caro
factum est et habitavit in nobis: Le Verbe s’est fait chair et il a
habité parmi nous» (Io. 1, 14).
La vie et la mission du Christ, ses sublimes enseignements, le salut
qu’il apporte au monde: tout commence dans une étable, au cœur
d’une nuit d’hiver, dans un obscur village de Palestine.
Quand l’esprit de l’homme moderne, embrassant d’un regard les
développements du christianisme au cours de ces vingt siècles,
s’arrête à considérer l’exiguïté, la faiblesse,
l’insignifiance de ces débuts, il est saisi par le prodigieux
contraste qui s’offre à ses yeux. A vues humaines, quoi de plus
déraisonnable que d’avoir entrepris la grande œuvre du salut du monde
à partir de moyens apparemment aussi faibles, aussi disproportionnés
avec le but à atteindre: un enfant pauvre, dans une pauvre crèche,
dans un pauvre village, à l’écart de toutes les grandeurs de ce
monde, un enfant apparemment sans force, sans prestige, sans
autorité . . .
Mais, comme le dit énergiquement Saint Paul, «la folie de Dieu
est encore plus sage que la sagesse des hommes, et la faiblesse de
Dieu, plus forte que la force des hommes» (1 Cor. 1, 25).
Ce qui entre dans le monde avec le Christ, en la nuit de Noël,
c’est une semence destinée à devenir un grand arbre, c’est un
levain capable de soulever toute la pâte humaine. L’extraordinaire
mouvement spirituel qui naît en ce jour et qui traversera les âges et
les continents, cette immense entreprise de salut, dont l’Eglise
sera l’instrument, comment l’expliquer, en effet, sinon
précisément comme la croissance continue d’une semence initiale,
comme le développement progressif d’un ferment prodigieusement
puissant?
Et pourtant, s’il détache son regard du passé pour le porter sur
l’univers qui l’entoure, l’homme de notre temps ne peut pas ne pas
apercevoir d’immenses zones de la carte du monde où cette semence du
christianisme semble avoir été étouffée ou n’avoir pas réussi à
pénétrer et à s’enraciner. Un doute peut alors se présenter à
son esprit: ce ferment est-il réellement capable de soulever toute la
pâte humaine? Concerne-t-il vraiment l’humanité entière?
Est-ce bien la lumière et le salut pour tous? Ou ne serait-ce pas
plutôt un vaste courant de pensée et d’action, admirable, certes,
et indubitablement puissant, mais destiné, malgré tout, à rester
l’apanage de quelques nations privilégées, de quelques formes de
civilisations, où il a trouvé dans le passé un terrain favorable à
son développement?
L’objection, pour celui qui croit, s’évanouit à la clarté qui
jaillit aujourd’hui de la grotte de Bethléem. N’ayons crainte: le
message de salut qu’apporte cet enfant est bien universel. Ces
lèvres, qui ne peuvent pas encore parler, diront un jour les paroles
décisives, qu’aucunes lèvres humaines n’auront jamais pu ni osé
dire: «Je suis la lumière du monde (Io. 8, 12). Allez,
enseignez toutes les nations»! (Matth. 28, 19).
Toutes, et non pas quelques-unes. Et s’il en est, sur le nombre,
qui, en certains points du temps et de l’espace, opposent des
obstacles à la pénétration ou à l’enracinement du message de
vérité et de vie, celui-ci est-il, pour autant, moins valable et
moins efficace?
L’Eglise l’a dit bien souvent par la voix de ses pontifes, et
récemment encore avec éclat, par la voix de ses évêques réunis en
Concile: le message chrétien accueille toutes les valeurs humaines et
religieuses, où qu’elles se trouvent, et il les porte à leur
plénitude. Il se présente, non en ennemi ou en concurrent, mais en
ami de tout ce que l’esprit humain a produit de grand, de beau et de
vrai, en tous temps et en tous pays. Et sa richesse est telle,
qu’il est capable de donner à chaque homme, à chaque nation, à
chaque civilisation, ce qui manque à sa perfection. La rencontre
avec le Christ, ce n’est pas une diminution ou un appauvrissement,
c’est un enrichissement de la qualité la plus haute, c’est l’accès
à la pleine maturité, la promotion à la plénitude de l’âge adulte
offerte aux hommes et aux peuples. Ce que l’Enfant de Bethléem
apporte au monde, c’est en effet quelque chose que le monde n’était
pas capable de se donner à lui-même, quelque chose d’entièrement
nouveau.
L’histoire morale et religieuse de l’humanité a connu, certes, en
Orient comme en Occident, de ces vastes mouvements spirituels qui ont
marqué les âmes, entraîné les foules, mis leur marque sur de
vastes secteurs de la géographie humaine. Efforts - parfois
admirables - de l’homme cherchant à s’élever à une sagesse
supérieure, à se libérer des faiblesses et des entraves de sa
condition terrestre. Mais efforts purement humains.
Ici, ce n’est plus l’homme qui cherche à s’élever vers Dieu,
c’est Dieu qui descend vers l’homme, pour le faire monter vers lui,
le libérer et le sauver. C’est Dieu qui prend l’initiative, Dieu
qui fait irruption dans le tissu de l’histoire humaine. Telle est la
«bonne nouvelle» - (c’est le sens du mot grec
ευαγγέλιον)
- qui est annoncée aujourd’hui à toute la terre. L’Evangile est
«la nouvelle» par excellence, peut-on dire, l’unique nouveauté
véritable qui se soit jamais vérifiée dans la longue et laborieuse
histoire spirituelle de l’humanité. A la lassitude, au
vieillissement du monde païen, le Christ apporte quelque chose
d’entièrement neuf: la libération et le salut venus d’en haut. Il
libère l’homme de lui-même, de sa misère fondamentale, de ses
mauvais penchants, de ses péchés et de ses vices, et en fait un
homme nouveau, associé à sa vie divine.
Saint Paul, le chantre incomparable de cette libération de l’homme
par le Christ, s’écriera dans un transport de reconnaissance et
d’amour: «il m’a aimé et il s’est livré pour moi!» (Gal.
2, 20). C’est que chacun est ici concerné personnellement. Ce
n’est pas à une humanité générique et abstraite que le salut est
offert, c’est à chaque personne en particulier; ce sont mes
nécessités, mes désirs, mes aspirations les plus profondes que le
Christ vient combler. Et les énergies nouvelles qu’il place au
cœur de l’homme vont exercer leur, bienfaisante influence sur la
société tout entière. Notre monde moderne tourmenté par tant
d’angoissants problèmes, ce monde où l’on travaille, où l’on
souffre, où l’on soupire après la paix: qu’il se tourne vers
l’Enfant de la crèche, qu’il accueille son message! C’est pour
lui la voie du salut, du bonheur et de la vraie paix. C’est une
nouvelle espérance qui se lève sur le monde, c’est l’annonce d’une
plénitude et d’une joie sans déclin!
Telles sont, Excellences, chers Fils et Frères, les quelques
brèves réflexions que peut suggérer le mystère de Noël médité
par un homme du vingtième siècle. Et devant vous - qui venez de
«toutes les extrémités de la terre» (cf. Act. 1, 8),
puisque vous représentez ici les nations et les peuples - et dans ce
cadre de la Chapelle Sixtine, où le génie de Michel-Ange a
inscrit en raccourci toute l’histoire du monde, cette méditation
prend des dimensions qui s’élargissent et s’étendent jusqu’à
l’infini . . . Mais n’est-ce pas justement l’infini qu’embrasse
le regard du nouveau-né qui apporte, en cette nuit de Noël, le
salut au monde? Accueillons ce salut, car sous les traits de celui
qui a voulu être appelé le «Fils de l’Homme» se cache la
splendeur de la divinité: il est le Fils du Dieu vivant, la
Lumière du monde, le Maître des nations, le «Verbe qui s’est
fait chair et qui a habité parmi nous, plein de grâce et de
vérité».
Amen.
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