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Noël, 24-25 décembre 1969
Noël: la rencontre avec le Christ.
Cette célébration nocturne revêt un caractère symbolique. Elle
est le symbole de l’homme qui marche dans la nuit et qui cherche. Il
cherche une lumière, il cherche sa propre direction, il cherche la
rencontre avec un Homme qui lui est nécessaire, un Homme qu’il lui
faut absolument trouver.
Cela signifie que le sens profond de cette cérémonie inaccoutumée
est, avant tout autre, une prise de conscience de nous-même. Qui
sommes-nous ? Nous sommes des êtres humains qui marchons dans les
ténèbres. Oui, si notre vie, sous tant d’aspects, est pleine de
lumière: lumière de la pensée, de la science, de l’histoire et de
l’expérience, lumière du progrès moderne, à un autre point de vue
plus important et décisif, et qui nous concerne nous-mêmes, comme
notre existence personnelle et notre destin -, cette même vie est
dans l’obscurité. C’est l’obscurité du doute, qui semble tout
envahir comme une nuit totale, l’obscurité de notre solitude
intérieure, l’obscurité qui règne jusque sur le monde dans lequel
nous vivons,. et que nous connaissons bien, mais qui devient toujours
plus mystérieux à mesure qu’il se manifeste: qu’est-il
réellement? Que signifie-t-il, au fond? Que vaut-il, en fine
de compte? Voilà quelles sont nos ténèbres. Il y aurait de quoi
gémir et désespérer si nous n’étions soutenus par une prodigieuse
énergie intérieure qui nous pousse à poursuivre notre recherche, et
par une joyeuse espérance qui, cette nuit, envahit et exalte nos
esprits : l’espoir de trouver ce que nous cherchons, de trouver,
disions-nous, l’Homme nécessaire, l’Homme qui sait tout sur
nous-mêmes (cfr. Io. 2, 25), l’Homme qui peut nous
sauver.
Dans notre recherche, nous ne sommes d’ailleurs pas dépourvus d’une
certaine lumière qui éclaire nos pas et qui, cette nuit, nous a
guidés jusqu’ici. C’est la lumière de la raison naturelle; c’est
la lumière des traditions religieuses dans ce qu’elles ont de vrai et
d’honnête; c’est surtout la lumière de notre tradition
chrétienne, la lumière de notre éducation religieuse, la lumière
de notre expérience spirituelle. Nous connaissons l’histoire de
l’Evangile. Nous avons foi dans le Christ, sur le témoignage de
cette voix prophétique séculaire qui s’appelle l’Eglise. Cette
nuit est celle de la foi. Et qu’est-ce que la foi? La foi, c’est
la rencontre avec le Christ, la foi, c’est l’accueil du Christ.
Nous entendons résonner dans notre mêmoire une parole fatidique
inscrite au frontispice du récit messianique, l’Evangile de saint
Jean: «II est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu»
(Io. 1, 11). Ce fut une rencontre manquée. Et il est
important de noter que lui aussi, le Christ, est à la recherche, à
la recherche de l’humanité. Qu’il est long, le chemin qu’il a dû
parcourir pour arriver jusqu’à nous! D’où vient-il? Il a dû
franchir des abîmes démesurés, des dis tances infinies : «il
descendit du ciel, et il a pris chair». Verbe ineffable de Dieu et
Dieu lui-même, il s’est fait homme, pour se mettre à notre
portée et rendre possible cette rencontre. Seul un amour sans
limite, un amour divin, a pu imaginer et réaliser un tel plan. Et
tel est le plan de notre religion: oui, c’est une rencontre, une
communion. Mais il nous faut encore nous demander: comment se
réalise cette venue du Christ jusqu’à nous, cet accueil que nous
lui réservons? La réponse est toujours la même: cela se réalise
dans la foi. Lui, Dieu, vient à nous revêtu de la nature
humaine; et il viendra pour nous, longtemps après le moment
historique de l’Evangile, caché sous le signe, à la fois
révélateur et mystérieux, du sacrement. L’acceptons-nous?
Croyons-nous?
Notre prière, en cette heure décisive, est celle-là même,
psychologiquement si exacte, des disciples du Seigneur dans
l’Evangile: «Augmente en nous la foi» (Luc. 17, 5). Nous
remarquons en effet que la foi, cette adhésion vitale au Dieu
incarné dans le Christ Jésus, comporte des degrés: elle peut
être inerte et passive, elle peut être douteuse et intermittente,
elle peut être laborieuse et en recherche (cfr. Matth. 11,
3), elle peut ‘être engagée dans cet effort dialectique bien
connu: l’intelligence à la recherche de la foi; ou la foi à la
recherche de l’intelligence. Elle peut connaître le drame de ce
personnage de l’Evangile qui nous représente tous: «Je crois,
Seigneur; mais viens en aide à mon incrédulité» (Marc. 9,
23). Pour être authentique, pour être efficace, la foi doit
être entière, vivante, personnelle. La rencontre avec le Christ
doit s’achever dans un «oui», qui nous le révèle comme le
Maître, comme le Sauveur, comme Lui-même s’est défini, et
comme nous voulons le reconnaître en ce jour de Noël et, dans une
certaine mesure, en faire l’expérience: «Je suis la Voie, la
Vérité et la Vie» (Io. 14, 6).
A cet instant notre méditation s’interrompt et cesse d’être
absorbée dans cette vision où nous a conduits la recherche de cette
nuit: nous nous souvenons alors de la réalité, de l’autre
réalité, extérieure et sensible, de la réalité concrète et
expérimentale, dans laquelle se déroule effectivement notre vie
naturelle. Il ne faudrait pas que cette méditation nous eût
distrait, comme dans un songe, des conditions qui nous qualifient
comme hommes de ce monde. Non, Messieurs. La foi, la vie
chrétienne ne nous éloignent pas du contact normal avec l’expérience
humaine qui nous est propre. Une telle affirmation mériterait un long
discours: comment la vie surnaturelle du monde de la foi peut
s’associer à la vie naturelle de notre milieu et de nos droits et
devoirs personnels. Rien ne change apparemment. Mais c’est comme si
la nuit était terminée et comme si la lumière du jour avait commencé
à poindre, éclairant tout le cadre de notre cheminement dans le
temps: toute chose, à la lumière de la foi, prend son vrai visage.
«Tout ce qu’il y a de vrai, de digne, de juste, de beau,
d’aimable, tout ce qui mérite l’estime . . . (cf. Philip.,
4, 8) vient au grand jour. Tous les secteurs de la vie se
définissent selon leur valeur propre; et au milieu de la scène -
étonnante et dramatique, parfois douloureuse et mauvaise - du monde
qui nous entoure et nous possède, l’homme, la personne humaine, se
dresse et se découvre, souveraine et libre, dans une vérité
nouvelle (cfr. Io. 8, 32). Ainsi s’exprime l’Evangile de
l’Incarnation. «A tous ceux qui l’ont reçu (le Christ), il a
donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu» (Io. 1, 12).
Voilà le miracle de Noël: la Naissance du Christ devient notre
naissance. Le mystère de la Vie divine, jaillie du Christ,
l’Homme-Dieu, se communique par voie de participation, non plus
seulement par la foi, mais également par la grâce, à tous ceux qui
l’auront accueilli, Lui le premier-né parmi nous tous, hommes
devenus frères (cfr. Rom. 8, 29).
Et vous, Laïcs, qui vivez dans le siècle, qui revendiquez pour la
sphère temporelle son autonomie; vous spécialement, Messieurs les
Diplomates, qui représentez une puissance absolue dans son ordre,
indépendante de toute autre autorité terrestre, fût-elle même
celle de l’Eglise qui, elle, est au service de l’ordre surnaturel,
ne craignez point pour votre souveraineté temporelle, car «non eripit
mortalia, qui regna dat caelestia», il ne prend pas les royaumes de
la terre, Celui qui donne le royaume du Ciel (Hymne de
l’Epiphanie). Il n’est pas venu pour prendre, mais pour donner.
Craignons et exultons en même temps: il est venu apporter un feu sur
la terre, le feu de la charité. Et que désire-t-il, sinon que ce
feu s’allume dans le monde (Luc. 12, 49): le feu de l’amour
et de la paix.
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