RAYMOND LULLE ET L'ALCHIMIE

Introduction au Codicille avec notes et glossaire par Robert Amadou

Le Cercle du Livre - La haute Science - Paris 1953

LE MYTHE LULLIEN


A) LA LÉGENDE DE RAYMOND LULLE

Paul Valéry n'aimait pas la mystique; il ne la comprenait pas, c'était pour lui domaine clos dont l'accès lui fut à jamais refusé. Mais Valéry était poète. Or Valéry entendit un jour résonner dans l'air vide le nom de Swedenborg: "Le beau nom, écrivit-il alors... Il éveille en moi toute une profondeur d'idées confuses autour de l'image fantastique d'un personnage singulier, moins défini par l'histoire que créé par la littérature. Je confesse que je ne savais rien de lui, il y a peu de jours, que ce qui me restait de lectures déjà fort lointaines... Ce souvenir évanouissant m'était pourtant un charme. La simple résonance des syllabes du nom magique, quand je l'entendis, par hasard, me faisait songer de connaissances incroyables" [1].

Combien plus justement ces paroles s'appliqueraient au patron légendaire des alchimistes, au maître vénéré de la Haute Science, au très-savant Raymond Lulle! Car il eût suffit à Valéry de pousser un peu loin ses recherches pour découvrir la véritable personnalité d'Emmanuel Swedenborg, pour s'assurer du calendrier minutieux de ses voyages, pour connaître la liste exhaustive des ouvrages dont il est l'auteur. Mais Raymond Lulle, l'adepte des sciences mystérieuses défie victorieusement qui tente de soulever le voile qui le masque. Le Docteur Illuminé, le Bienheureux Raymond, le Lulle historique eût sans doute été son plus redoutable adversaire. Il le demeure encore; la mémoire du philosophe de Majorque ne peut supporter l'attribution des faits extraordinaires ou des oeuvres ésotériques qui font depuis des siècles la gloire de Raymond Lulle, sa gloire illusoire pour les savants, que seuls connaissent les poètes.

Le nom de Raymond Lulle, ce nom chargé de la promesse des révélations "altissimes", ce nom uni au souvenir d'une vie héroìque et mystique, ce nom certes est le même. Sur l'homme de l'Ars Magna, sur l'apôtre intrépide de l'Afrique, la légende a travaillé. Elle a superposé au récit de ses actions certaines le rêve des faiseurs d'or. Nulle contradiction, nul souci de logique n'ont entravé la naissance du mythe. Raymond Lulle, l'alchimiste, le mythe lullien ont tant vécu dans l'esprit et dans le coeur de tant d'hommes qu'ils ont désormais acquis une puissance et une vertu singulières. L'exactitude historique nous force de retirer au véritable Raymond Lulle l'ample manteau brodé d'étoiles qui le dissimule souvent tout entier. Mais pour comprendre le pseudo-Lulle, immortel par ses ouvrages, pour percevoir sa réalité propre, il convient aussi et peut-être d'abord de nous pencher sur le visage anonyme du mythe lullien. Car cet anonyme, cette légion d'anonymes se disait Raymond Lulle; des générations de chercheurs l'a Lulle. Il reste pour les âmes simples et studieux, Raymond Lulle qui écrivit le cille et mille autres traités dignes d'Hermès Trismégiste.

Depuis le XVe siècle, les alchimistes soucieux de guider les lectures de leurs élèves recommandent au premier chef l'étude d'Arnaud de Villeneuve et de Raymond Lulle. Des liens fraternels disent-ils unirent les des sages et leur enseignement est identique. Même, selon une antique tradition, Raymond Lulle ne laissa pas de mépriser fort l'alchimie et de combattre cette chimère jusqu'à ce que Villeneuve lui démontrât qu'elle était une vraie science[2] Dans la vie merveilleuse de ce Lulle, nous reconnaissons quelques traits du dialecticien espagnol: sa conversion d'une existence de débauche et de plaisir, ses expéditions lointaines ses leçons aux universités les plus célèbres de l'Europe médiévale. Mais l'événement capital, celui qui affirme la science alchimique de Lulle, c'est son voyage à Londres. En 1312, rapporte après bien d'autres Lenglet-Dufresnoy, Raymond Lulle était à Vienne. [3] Il rencontra dans ce ville Jean Cremer (ou Cramer) abbé de l'abbaye Westminster. Ce Cremer était porteur d'un message. Les rois Édouard d'Angleterre et Robert d'Écossé, émus par le bruit des expériences prodigieuses réalisées à Milan par Raymond Lulle offraient à celui-ci de venir exercer son art dans leur île. Raymond se rendit à cette invitation, travailla Si bien que le trésor d'Angleterre s'enrichit soudain et qu'on vit apparaître une nouvelle et lourde pièce d'or dont le nom symbolique dit assez l'origine puisqu'elle est connue comme le < Noble à la Rose » ou encore comme « Raymondine ». L'affaire finit d'ailleurs par se gâter puisque le roi Édouard trop satisfait des services de Raymond enferma celui-ci avec son athanor dans la Tour de Londres et que notre alchimiste dut s'enfuir subrepticement de sa prison pour rentrer en France puis en Espagne. Selon David de PlanisCampy (3 bis) Lulle partit en Afrique convertir les indigènes parce qu'Édouard avait refusé de tourner ses armes contre les infidèles, ainsi qu'il l'avait promis à l'alchimiste en échange de ses services.

L'histoire est jolie... Jointe au mérite des innombrables traités d'alchimie de Raymond Lulle, elle lui a assuré la faveur enthousiaste des alchimistes de tous les temps.

Raymond Lulle est, selon Pernéty, « un philosophe hermétique, l'un des plus savants et des plus subtils et dont la lecture est des plus recommandées. »[4] Au XVIe siècle, l'éditeur de la Somme de Geber (Djabir)[5] demande à ses lecteurs de lui communiquer tous les manuscrits qu'ils posséderaient des maîtres en alchimie; parmi ceux-ci, il distingue Hermès et... Raymond Lulle. La Pretiosa Margarita Novella [6] range Raymond parmi les grands ancêtres et le Président d'Espagnet vante fort son Codicille.

Si Vigner[7] ne cache pas son horreur et ne cède qu'à l'honnêteté en nous confiant que Lulle était magicien, Dom Pernety[8], Eliphas Levi[9], Albert Poisson[10] qui traduisit la Clavicule transcrivent sans la moindre hésitation la même « biographie » et l'accompagnent des plus vives louanges. Ces quelques noms ne sont que des exemples, pris au hasard dans l'immense littérature hagiographico-alchimique, exemples auxquels il faut cependant joindre Corneille Agrippa[11] qui ne dédaigna pas de commenter avec respect les travaux de son maître en occultisme. Et Salzinger, érudit prudent mais alchimiste passionné, fait figurer dans son édition monumentale des oeuvres de Lulle[12] tous les traités alchimiques qui lui sont attribués. Il suivait seulement ainsi le catalogue dressé par Sollier, peu suspect de magie, dans les Acta Sanctorum [13]. Plus près de nous, c'est J.-B. Dumas, grand savant mais piètre exégète qui admet que quelques-uns des opuscules hermétiques "doctissimi Raymundi Lulli" pourraient bien être l'oeuvre du mystique catalan[14].

Or, tous ces auteurs, et cent autres avec eux se sont trompés. Il est temps maintenant sinon de détruire l'indestructible mythe lullien, du moins de montrer que l'image d'un Raymond Lulle alchimiste est bien une image mythique, de situer en somme, dans leurs vraies relations, le mythe et l'homme Raymond Lulle.