C) GENÈSE ET RÉALITÉ DU MYTHE LULLIEN.

Il n'est guère aisé non plus de décrire la genèse du mythe lullien, celui-ci échappe, en quelque sorte par définition, aux mécanismes rationnels; sa logique est tout affective. Gustave Naudé, ce très subtil et parfois féroce psychologue, trouve trois causes à la réputation merveilleuse des grands personnages, et en particulier de Lulle.

La première, c'est que les écrivains se contentent fréquemment de reproduire des opinions antérieures et qu'ils considèrent que l'accord de plusieurs auteurs garantit l'exactitude d'un fait. Ainsi se propagent, ainsi s'amplifient les renommées usurpées.

La seconde raison, invoquée par Naudé, est que les auteurs veulent vendre leurs livres, fut-ce sous une fausse étiquette, fut-ce une marchandise frelatée. Il faut donner au public ce qu'il attend, ce qu'il réclame inconsciemment.

Enfin "les témoignages de ceux qui les font magiciens sont plutôt fondés sur la coutume que les auteurs ont pris de leur faire jouer toutes sortes de personnages que sur le nombre ou la vérité des preuves que l'on peut avoir eues de ce soupçon". [38]

L'analyse de Naudé n'est pas tout à fait fausse; elle n'est pas tout à fait complète non plus. Car le fait capital est le besoin de merveilleux, l'appétit de mystère qui conduit les adeptes sur les chemins de l'occultisme et qui s'avère bientôt tyrannique. L'esprit de l'homme, où gît l'ultime explication, plus encore que le monde, selon Bergson, est "une machine à faire des dieux". La présence d'un héros à l'image de leurs rêves, n'était-elle pas rassurante, n était-elle pas la meilleure preuve de leur élection et le meilleur gage des succès futurs pour les fabriquants d'homuncules? Et la race des alchimistes n'est pas près de s'éteindre...

Raymond Lulle fut ce héros; il l'est encore. On l'adjoignît à cette race ; il lui appartient désormais. Qu'importe aux alchimistes obstinés et fidèles, les démonstrations mortes ! Ils sont invulnérables et nos armes sur eux n'ont pas de prise. Leur Raymond Lulle, celui que nous appelons le pseudo-Lulle, celui-là est pour eux bien réel. Quelle réalité envoûte comme fait un mythe et exerce ainsi son pouvoir? Le pseudo-Lulle ne fut pas Raymond Lulle; il fallait le dire. Le mythe sort épuré de cette épreuve. Il vit dans leurs coeurs comme dans ceux des saints et des enfants. Il veille sur la cuisson de l'oeuf philosophale. Sa présence plane sur les oratoires, au milieu des fourneaux. Raymond Lulle, le pseudo-Lulle, le mythe lullien au dix cerveaux, au seul calame: "Pour les vrais Kabbalistes et les voyants, cet homme était un grand prophète et pour les sceptiques qui savent du moins respecter les grands caractères et les hautes inspirations c'était un sublime rêveur" [39].

C'est ce Raymond Lulle aussi qui nous légua le Codicille.