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Paul Valéry n'aimait pas la mystique; il ne la comprenait pas,
c'était pour lui domaine clos dont l'accès lui fut à jamais
refusé. Mais Valéry était poète. Or Valéry entendit un jour
résonner dans l'air vide le nom de Swedenborg: "Le beau nom,
écrivit-il alors... Il éveille en moi toute une profondeur
d'idées confuses autour de l'image fantastique d'un personnage
singulier, moins défini par l'histoire que créé par la
littérature. Je confesse que je ne savais rien de lui, il y a peu de
jours, que ce qui me restait de lectures déjà fort lointaines...
Ce souvenir évanouissant m'était pourtant un charme. La simple
résonance des syllabes du nom magique, quand je l'entendis, par
hasard, me faisait songer de connaissances incroyables" [1].
Combien plus justement ces paroles s'appliqueraient au patron
légendaire des alchimistes, au maître vénéré de la Haute
Science, au très-savant Raymond Lulle! Car il eût suffit à
Valéry de pousser un peu loin ses recherches pour découvrir la
véritable personnalité d'Emmanuel Swedenborg, pour s'assurer du
calendrier minutieux de ses voyages, pour connaître la liste
exhaustive des ouvrages dont il est l'auteur. Mais Raymond Lulle,
l'adepte des sciences mystérieuses défie victorieusement qui tente de
soulever le voile qui le masque. Le Docteur Illuminé, le
Bienheureux Raymond, le Lulle historique eût sans doute été son
plus redoutable adversaire. Il le demeure encore; la mémoire du
philosophe de Majorque ne peut supporter l'attribution des faits
extraordinaires ou des oeuvres ésotériques qui font depuis des
siècles la gloire de Raymond Lulle, sa gloire illusoire pour les
savants, que seuls connaissent les poètes.
Le nom de Raymond Lulle, ce nom chargé de la promesse des
révélations "altissimes", ce nom uni au souvenir d'une vie
héroìque et mystique, ce nom certes est le même. Sur l'homme de
l'Ars Magna, sur l'apôtre intrépide de l'Afrique, la légende
a travaillé. Elle a superposé au récit de ses actions certaines le
rêve des faiseurs d'or. Nulle contradiction, nul souci de logique
n'ont entravé la naissance du mythe. Raymond Lulle,
l'alchimiste, le mythe lullien ont tant vécu dans l'esprit et dans
le coeur de tant d'hommes qu'ils ont désormais acquis une puissance
et une vertu singulières. L'exactitude historique nous force de
retirer au véritable Raymond Lulle l'ample manteau brodé
d'étoiles qui le dissimule souvent tout entier. Mais pour comprendre
le pseudo-Lulle, immortel par ses ouvrages, pour percevoir sa
réalité propre, il convient aussi et peut-être d'abord de nous
pencher sur le visage anonyme du mythe lullien. Car cet anonyme,
cette légion d'anonymes se disait Raymond Lulle; des générations
de chercheurs l'a Lulle. Il reste pour les âmes simples et
studieux, Raymond Lulle qui écrivit le cille et mille autres
traités dignes d'Hermès Trismégiste.
Depuis le XVe siècle, les alchimistes soucieux de guider les
lectures de leurs élèves recommandent au premier chef l'étude
d'Arnaud de Villeneuve et de Raymond Lulle. Des liens fraternels
disent-ils unirent les des sages et leur enseignement est identique.
Même, selon une antique tradition, Raymond Lulle ne laissa pas de
mépriser fort l'alchimie et de combattre cette chimère jusqu'à ce
que Villeneuve lui démontrât qu'elle était une vraie science[2]
Dans la vie merveilleuse de ce Lulle, nous reconnaissons quelques
traits du dialecticien espagnol: sa conversion d'une existence de
débauche et de plaisir, ses expéditions lointaines ses leçons aux
universités les plus célèbres de l'Europe médiévale. Mais
l'événement capital, celui qui affirme la science alchimique de
Lulle, c'est son voyage à Londres. En 1312, rapporte après
bien d'autres Lenglet-Dufresnoy, Raymond Lulle était à
Vienne. [3] Il rencontra dans ce ville Jean Cremer (ou
Cramer) abbé de l'abbaye Westminster. Ce Cremer était porteur
d'un message. Les rois Édouard d'Angleterre et Robert
d'Écossé, émus par le bruit des expériences prodigieuses
réalisées à Milan par Raymond Lulle offraient à celui-ci de
venir exercer son art dans leur île. Raymond se rendit à cette
invitation, travailla Si bien que le trésor d'Angleterre
s'enrichit soudain et qu'on vit apparaître une nouvelle et lourde
pièce d'or dont le nom symbolique dit assez l'origine puisqu'elle
est connue comme le < Noble à la Rose » ou encore comme «
Raymondine ». L'affaire finit d'ailleurs par se gâter puisque le
roi Édouard trop satisfait des services de Raymond enferma celui-ci
avec son athanor dans la Tour de Londres et que notre alchimiste dut
s'enfuir subrepticement de sa prison pour rentrer en France puis en
Espagne. Selon David de PlanisCampy (3 bis) Lulle partit en
Afrique convertir les indigènes parce qu'Édouard avait refusé de
tourner ses armes contre les infidèles, ainsi qu'il l'avait promis
à l'alchimiste en échange de ses services.
L'histoire est jolie... Jointe au mérite des innombrables
traités d'alchimie de Raymond Lulle, elle lui a assuré la faveur
enthousiaste des alchimistes de tous les temps.
Raymond Lulle est, selon Pernéty, « un philosophe hermétique,
l'un des plus savants et des plus subtils et dont la lecture est des
plus recommandées. »[4] Au XVIe siècle, l'éditeur de la
Somme de Geber (Djabir)[5] demande à ses lecteurs de lui
communiquer tous les manuscrits qu'ils posséderaient des maîtres en
alchimie; parmi ceux-ci, il distingue Hermès et... Raymond
Lulle. La Pretiosa Margarita Novella [6] range Raymond parmi
les grands ancêtres et le Président d'Espagnet vante fort son
Codicille.
Si Vigner[7] ne cache pas son horreur et ne cède qu'à
l'honnêteté en nous confiant que Lulle était magicien, Dom
Pernety[8], Eliphas Levi[9], Albert Poisson[10] qui
traduisit la Clavicule transcrivent sans la moindre hésitation la
même « biographie » et l'accompagnent des plus vives louanges. Ces
quelques noms ne sont que des exemples, pris au hasard dans l'immense
littérature hagiographico-alchimique, exemples auxquels il faut
cependant joindre Corneille Agrippa[11] qui ne dédaigna pas de
commenter avec respect les travaux de son maître en occultisme. Et
Salzinger, érudit prudent mais alchimiste passionné, fait figurer
dans son édition monumentale des oeuvres de Lulle[12] tous les
traités alchimiques qui lui sont attribués. Il suivait seulement
ainsi le catalogue dressé par Sollier, peu suspect de magie, dans
les Acta Sanctorum [13]. Plus près de nous, c'est J.-B.
Dumas, grand savant mais piètre exégète qui admet que quelques-uns
des opuscules hermétiques "doctissimi Raymundi Lulli" pourraient
bien être l'oeuvre du mystique catalan[14].
Or, tous ces auteurs, et cent autres avec eux se sont trompés. Il
est temps maintenant sinon de détruire l'indestructible mythe
lullien, du moins de montrer que l'image d'un Raymond Lulle
alchimiste est bien une image mythique, de situer en somme, dans leurs
vraies relations, le mythe et l'homme Raymond Lulle.
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