C) RAYMOND LULLE ET L'ALCHIMIE.

Est-il encore besoin d'argument pour prouver que le romancier du Félix ne pratiqua pas l'alchimie? Nous opposerons cependant à la légende une dernière objection, propre, croyons-nous, à mieux définir les rapports du mythe et de l'homme Raymond Lulle.

Le philosophe scolastique a écrit sur l'alchimie. Nous possédons des textes authentiques où Raymond Lulle traite de l'alchimie, où il expose son point de vue sur l'Art des Sages. Ces textes sont nombreux, répartis en plusieurs ouvrages. Mais leur ton est bien différent de celui des opuscules du pseudo-Lulle... Ils s'accordent tous en effet pour réfuter l'alchimie, pour condamner cette fausse science, pour montrer la vanité de ses prétentions. Voici quelques-unes de ces affirmations dogmatiques, sans nulle obscurité

"L'alchimie est-elle une science? Non, et je le prouve ainsi..." [26]

"Il n'est pas possible qu'un métal soit changé en l'espèce d'un autre métal, etc..." [27]

"De même qu'aucun artiste ne peut changer un animal en un autre animal ou une plante en une autre plante, de même l'alchimiste ne peut transmuer une espèce de métal en une autre espèce". [28]

"L'alchimie est-elle possible ?... Une espèce ne se change pas en une autre espèce. Et ici les alchimistes se lamenteront et auront une occasion de pleurer (sic)". [29]

"Selon vos paroles, il est impossible que l'on fasse une transmutation d'un élément en un autre, ni d'un métal en un autre, selon l'art d'alchimie, car vous dites qu'aucun métal ne désire changer son être en un autre être ; car s'il changeait son être en un autre être, il ne serait pas le même être qu'il aimait à être; j'ai donc bien compris vos raisons et allégories[30]".

Extrayons enfin une phrase du livre "De mirabilibus orbis" qui laisse penser que Raymond Lulle, avant Berthelot, tenait les alchimistes pour de simples doreurs. "Aurum chymicum non est nisi apparenter aurum..." Il nous paraît inutile de commenter des déclarations aussi claires, aussi nécessaires dans le cadre de toute la philosophie lullienne. La difficulté de les concilier avec les manuels hermétiques du pseudo-Lulle apparut même aux alchimistes. Mais leur conviction n'en demeura pas moins solide. "Il n'est rien de si facile, écrit par exemple Lenglet-Dufresnoy, que de lever cette légère difficulté (sic). Croit-on que Raymond ait été moins discret que les autres philosophes hermétiques? Ceux qui sont les plus experts se font un principe de déclamer publiquement contre la transmutation des métaux dans le temps qu'eux-mêmes se livrent entièrement à la pratique de cette science. Ils ont la précaution par là de ne pas dévoiler au public le mystère de leur conduite, qui est toujours blâmée dès qu'ils viennent à manquer dans leurs opérations et qu'ils se gardent bien de faire connaître s'ils viennent à réussir, parce qu'ils exciteraient du moins la jalousie de leurs contemporains" [31]. Ainsi Raymond Lulle eût été capable de construire un système parfaitement cohérent, illustré par chaque ligne de ses oeuvres, défendu ardemment pendant toute sa vie, dans lequel l'alchimie n'avait point de place... et ce système qui se range parmi les grandes philosophies du moyen âge n'eut été qu'une ruse, un faux semblant! Nous ne commenterons pas non plus la réponse de Lenglet-Dufresnoy; nous ne la réfuterons pas. Si l'argument tiré des opinions contradictoires de Lulle et du pseudo-Lulle constituait notre seule objection, peut-être l'habile "explication" de Lenglet-Dufresnoy nous arrêterait-elle un instant. Mais le faisceau des preuves que nous venons de rassembler nous paraît clore la discussion.